Entretien pour le site www.ffkarate.fr avec Zenei OSHIRO 8e DAN Karaté Goju Ryu et Kobudo d'Okinawa, expert fédéral FFKDA partie 3/3

Troisième partie : le Tomari-Te, à la source du Kata Unsu

Comme je vous le disais à propos du Naha-Te, si toutes ces influences ont eu des trajectoires mondiales, à la base, ce sont trois villages d’Okinawa, trois petites communautés qui tiennent dans un cercle de moins de 10km. Ainsi le village de Tomari est à moins de quatre kilomètres de Kume, le village « chinois » de Naha. Mais nous parlons d’une époque où le secret est de mise et, d’un dojo à l’autre, d’un maître à l’autre, d’un village à l’autre, chacun cultive sa différence, essentielle à ses yeux. Au XIXe siècle, le Tomari-Te est donc un style à part, initié à cette époque par un homme en particulier Kosaku Matsumora, qui sera l’un des professeurs de Chotoku Kyan, mais aussi de Choki Motobu. 

Zenei Oshiro, 8e dan Karaté goju-ryu et Kobudo • © Denis Boulanger / FFKDAPhoto Denis BOULANGER / FFKDA

MATSUMORA, LE MAÎTRE DE TOMARI

Kosaku Matsumora avait appris la boxe chinoise, mais aussi des techniques de bâton issues du Jigen-Ryu, si important dans l’influence du Shuri-Te. Bien que très marqué par l’esprit et de Shuri, le Tomari-Te a des katas originaux et certains qui portent le même nom, mais sont très différents dans l’exécution. On doit à cette sphère technique, entre autres, les kata Sochin et… Unsu, avec ses mawashi donnés à partir du sol ! On a souvent taxé péjorativement (notamment du côté des aristocrates de Shuri) le style Tomari de « paysan », sans doute parce qu’il ne bénéficiait de l’aura, ni de la cour royale de Shuri et du clan de Satsuma, ni de l’influence culturelle et technique des Chinois de Naha. Et aussi parce qu’il emprunte des formes proches des danses traditionnelles qui se mêlent aux gestes purement martiaux. À la fois pour masquer les techniques aux yeux indiscrets, selon une technique universelle, et aussi sans doute parce que dans les petites communautés rurales tout finit par des chants et des danses. 

LES TURBULENTS DU TOMARI-TE

Mais Kyan Chotoku et Choki Motobu sont passés à la postérité comme des combattants aguerris réputés. Kyan Chotoku était le fils d’un noble Okinawaien de Shuri. Jeune, il fut l’élève de Matsumura et d’Itosu pour le Shuri-Te, mais aussi des maîtres du Tomari, dont Kosaku Matsumora. Il accompagna son père en exil au Japon et continua son apprentissage. De retour à trente ans, il possédait les katas Seisan, Naihanchi, Gojushiho issus du Shuri-Te, mais aussi Kushanku, Passai, Wanshu (Empi), Chinto (Gankaku), Ananku, qu’il mit au point à partir de l’enseignement d’un expert de Taiwan, Tokumine-no-kon, un kata de bâton. Vif, célèbres pour ses esquives et son karaté rapide, Kyan Chotoku eut aussi une réputation de turbulent tirant le diable par la queue et souvent dans les mauvais coups. Il aurait même tué un autre expert dans un duel à mains nues.
Quant à Choki Motobu, il a laissé le souvenir d’un combattant né, à la réputation exécrable. Apprenant de chacun de quoi développer les quelques éléments qu’il avait surpris de l’art de son père, un expert qui n’avait pas souhaité enseigner son cadet, volontaire et fort, mais aussi agressif, grossier, peu contrôlable ! Personne ne voulait de lui dans son dojo et il passait de l’un à l’autre. C’est finalement Kosaku Matsumora qui l’accueillit le plus longtemps et c’est pourquoi le style tout personnel de Motobu est lié par ce biais au Tomari-Te. Motobu fit de nombreux combats à Okinawa comme au Japon où il resta jusqu’en 1938, gagnant la plupart d’entre eux dans un style très dur, enraciné en naihanchi-dachi, mais capable d’esquives rapides, encaissant les frappes sans difficulté grâce à sa puissance naturelle entretenue par la musculation et attaquant pour obtenir le KO, notamment avec le poing dragon (keiko-ken), avec une phalange sortie, son coup favori. Il est mort en 1940 sans postérité, mais laissant une empreinte durable par son parcours et son style très personnel.
À l’entrée du XXe siècle, avec les échanges de plus en plus fréquents, le Tomari-Te, a fini par se fondre dans la nébuleuse « Shorin-Ryu », même si des experts comme Nakashone et Kokashiki, maître de Goju-Ryu, en sont aussi des continuateurs, encore marqué par les racines spécifiques de cette branche du karaté. 

SHITO-RYU, LA SYNTHÈSE DE MABUNI

Je ne devrais pas vous parler du Shito-Ryu dans cet article consacré à l’influence de Tomari, car il n’a rien à voir avec Matsumora et les experts de Tomari. Mais comme le style de Tomari, le Shito-Ryu a subi les influences de Shuri-Te et celle de la Chine à travers Naha. C’est Kenwa Mabuni, qui va en être le créateur. Né à la fin du XIXe siècle à Shuri, il entame sa formation par le Shuri-Te du maître Itosu. C’est son amitié avec Myagi Chojun, le créateur du Goju-Ryu, qui lui vaut son entrée dans l’École de Police d’Okinawa, quelques temps après son introduction auprès du maître emblématique du Naha-Te, Kanryo Higaonna. Son statut d’inspecteur de Police lui offre la possibilité de s’entraîner régulièrement et avec de nombreux experts, ce qui lui permet non seulement de faire le lien entre les deux grandes influences de Shuri et de Naha, avec l’apprentissage de la Grue Blanche de la fameuse province de Fukien (Fujian), mais aussi de maîtriser le kobudo d’Okinawa avec divers enseignants. Après dix ans dans la police, il finit par fonder son dojo, puis fit le voyage vers le Japon lui aussi en 1926, à Osaka, enseignant dans les universités son art de l’Okinawa-te et le Kobudo. Son école devenant populaire, il finit par la nommer « Shito-Ryu », en hommage à ses deux influences majeures et à ses deux maîtres, Itosu et Higaonna (car les idéogrammes Ito e Higa peuvent se lire Shi et To).
Logiquement, le Shito-Ryu se caractérise par de nombreux katas, dont une bonne part de ceux qui fondent aujourd’hui le Goju-Ryu, héritier de Naha. Les kobudo sont une marque majeure du style, encore aujourd’hui. La réussite du Shito-Ryu au Japon et dans son système universitaire, a marqué le Shito-Ryu qui s’est adapté notamment aux formes sportives qui ont participé à l’essor national et mondial du karaté et de ses trois racines okinawaiiennes, les villages de Shuri, Naha et Tomari.

UN MONDE QUI CONTINUE D’ÉVOLUER

D’une façon évidente, la grande transformation du XXe siècle qui a fait de ces arts secrets qu’on ne transmettait qu’à un disciple choisi de grands projets régionaux, à la fois éducatifs et identitaires, pour former la population à travers une pratique du crû, mais aussi valoriser l’image d’Okinawa, puis du Japon, a très largement modifié la forme et l’esprit de ces pratiques. La transmission du karaté, dans ces décennies de grande diffusion, se caractérise par l’organisation d’entraînements de masse à plusieurs centaines d’étudiants, qui demandent une technique linéaire, voire rudimentaire, et des exercices à deux extrêmement codifiés.
De même la compétition internationale a imprimé sa marque sur cette histoire, modifiant les styles, et continuant à créer son propre cheminement, un nouveau sillon pour le karaté. Ainsi, par exemple, le style obscur Ryuei-Ryu est devenu l’un des styles officiels de l’Okiwana-Te, parce que son leader actuel Tsuguo Sakamoto est devenu trois fois champion du monde dans les années 80 avec le kata Anan, trésor caché de ce style ! Ce kata alors presque inconnu qui se prête si bien à la compétition est devenu « star », et il a été repris par deux nombreux techniciens venus de styles divers. De la province de Fukien, en passant par Shuri, Naha et Tomari, le karaté a fait du chemin.

Dojo Sainte Clotilde - 99 ter, rue de Reuilly - Paris 12° - 06 03 98 48 71- contact@sp12.fr

Seibukan Paris 12 Copyright © 2013-2015. All Rights Reserved.